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Entendre, non pas des voix (comme une certaine Jeanne, etc.) mais les voix... Dans mon dernier article sur les subtilités de Beethoven, je vous invitais à prêter attention à ce qui se passe autour de la voix principale dans un morceau de musique. Je vous propose d’approfondir cette expérience, en abordant des formes musicales dans lesquelles la mélodie ou le thème de départ, sans pour autant disparaître, va perdre de son intérêt au profit d’une construction où toutes les voix seront à égalité ; il importe alors de bien les percevoir, ce qui suppose une certaine habitude, et donc peut-être, pour certains, un peu d’entraînement. Nous commençons par le genre de la fantaisie polyphonique sur un air connu, sacré ou profane, très en vogue à la Renaissance et au début du XVIIe siècle. Dans ce genre de pièces, le compositeur bénéficie d’une très grande liberté de création. Le thème de départ, en général assez simple, n’est qu’un prétexte : l’essentiel se passe dans le jeu des autres voix, dans la façon, souvent virtuose, dont le compositeur va les créer et les agencer autour de l’air initial. Dans un but pédagogique, j’utiliserai des exemples réalisés au synthétiseur ; le résultat sonore ne brille certes pas par sa qualité, et l’interprétation est assez tristement mécanique. Mais ce qui compte ici, c’est de bien distinguer les voix, ce que permet le synthétiseur par l’utilisation de timbres nettement différenciés. Un des airs les plus connus à cette époque dans toute l’Europe est « Une jeune fillette » (alias « Une jeune pucelle », « La nonnette », « La monaca »…) :
Eustache Du Caurroy (1549-1609) a composé sur ce thème une série de cinq « fantasies », incluses dans un recueil publié, après sa mort, en 1610 :
Les deux premières (n° 29-30 du recueil) sont à trois voix, les deux suivantes (n° 31-32) à quatre voix, la dernière (n° 33) à cinq voix. Examinons la première fantaisie.
Je vous propose d’écouter successivement : a. le début du thème, exposé à la voix de dessus (la partition originale est visible dans l’illustration qui précède) b. le début de la deuxième voix (« haute-contre » = alto) c. la première phrase de l’air, avec les deux voix ensemble d. le début de la voix de ténor (« taille ») e. la première phrase complète, avec les trois voix
Nous pouvons maintenant passer à une véritable version instrumentale à trois violes. Voici les deux premières fantaisies. Vous remarquerez que dans la seconde, tandis que le dessus garde le thème sans aucune modification, les deux autres voix sont encore plus volubiles et « actives » que dans la première.
Dans la quatrième fantaisie, la n° 32 à quatre voix, Du Caurroy modifie son dispositif : la première phrase de l’air sera confiée à la basse, la deuxième au ténor. Mais le compositeur s’amuse : dès le début, la voix de dessus chante une mélodie très semblable à la deuxième phrase, qui vient donc se superposer à la première phrase exposée par la basse ! Pas d’affolement ! Il suffit d’ouvrir les oreilles. Voici donc : a. la première phrase chantée par la basse, avec ici seulement l’accompagnement du ténor b. la deuxième phrase chantée par le ténor, avec ici seulement l’accompagnement de la basse (vous ne devriez pas avoir trop de peine à repérer qui fait quoi) c. la ligne mélodique du dessus (rappel de la deuxième phrase) d. la ligne du dessus, superposée à la première phrase chantée par la basse e. le début de la fantaisie, avec les quatre voix
Si vous avez survécu à cette terrible épreuve, vous pouvez maintenant écouter une version à quatre violes de cette quatrième fantaisie sur « Une jeune fillette » (la n° 32 du recueil) :
Il est évidemment un peu plus difficile de bien distinguer les voix, avec un ensemble instrumental très homogène du point de vue de la sonorité. Revenez-y plusieurs fois… Ce n’est certes pas une musique qui se livre totalement à la première audition.
Maintenant que vous avez bien travaillé, vous n’aurez pas trop de peine, je l’espère, pour vous repérer dans la fantaisie composée par Franz Wilhelm Stichardt (1553-?) sur l’air « Der Bach » (« le ruisseau »), dont je vous propose un extrait. La particularité de cette pièce, c’est que le compositeur a réparti les éléments de la mélodie dans les quatre voix. Voici d’abord ces différentes voix, que vous pouvez entendre individuellement, dans l’ordre que vous voulez, puisqu’il n’y en a pas une qui serait plus importante que les autres. Je les ai rangées dans la disposition habituelle, de la plus aiguë à la plus grave : soprano (en Allemagne, à l’époque, on emploie volontiers le latin et on dit superus ou discantus), alto (altus), ténor et basse.
Quand vous aurez bien exploré ces voix individuelles, qui ne sont pas en elles-mêmes très mélodiques et peuvent donner une impression de « décousu », passez alors à l’audition de l’ensemble, en essayant de percevoir chacune d’elles et leur interaction.
L’intérêt, dans ce genre de pièces, ne vient donc pas de l’air initial, déjà connu, et par ailleurs ici plutôt banal (il vous rappelle certainement une chanson française des années 1950, qui l’avait remis au goût du jour). Il y a d’abord un jeu avec l’auditeur, qui en repère les éléments parfois dispersés dans l’ensemble de la pièce ; vous pouvez ainsi vous amuser à chanter l'air tout en écoutant l'enregistrement. Mais il y a surtout la fantaisie elle-même, l’invention du compositeur qui enrobe ce thème avec des éléments rythmiques, mélodiques, harmoniques perpétuellement renouvelés, maintenant ainsi l’attention en éveil. N’hésitez pas à renouveler l’écoute de ces différents exemples, pour vous entraîner à bien entendre toute la richesse de ces compositions. (à suivre)
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