François Picard

Le 13 jan 2021

« In the ghetto » (con violoncello)

Dernière mise à jour: 30 mai 2021




Pas le ghetto de Chicago, évoqué par Elvis Presley dans sa belle chanson de 1969, mais celui de Venise :


plan de 1710


C’est en 1860, sauf erreur de ma part, qu’apparaît pour la première fois en France dans les programmes de concerts un « ancien air juif » arrangé par Benedetto Marcello :

Le Ménestrel, 9 septembre 1860 :


Cet air sera par la suite également proposé avec accompagnement de violoncelles et des paroles latines, et jouira d’un certain succès :

La France musicale, 4 janvier 1863 

(noter que Marcello est ici catalogué comme un compositeur du XVIIe siècle…) :


Revue de musique sacrée, mars-avril 1863 :



Le Ménestrel, 20 mai 1866 :


Un air juif avec des paroles latines, c’est un peu curieux, mais c’est dans la logique des adaptations pour l’Église catholique de l’époque, le latin étant obligatoire dans le cadre liturgique. Aucune indication, par ailleurs, sur l’origine de ce morceau, apparemment sorti de nulle part…

Allez, je mets fin à ce suspense insoutenable et vous livre la solution :



C’est de l’hébreu pour vous ? Pensez que ça se lit de droite à gauche. Pour vous aider, voilà à quoi ça ressemble :




Cet air, Benedetto Marcello l'a entendu dans une des synagogues du ghetto de Venise. Le texte, « Sha’ar asher nisgar… », a été écrit au XIe siècle par le poète Solomon ibn Gabirol. C’est un chant d’amour, dans le style du Cantique des Cantiques, psalmodié lors de certaines fêtes des Juifs sépharades.

Marcello reprend la musique de cette « Intonazione degli Ebrei Spagnuoli » (Intonation des Juifs espagnols) l’harmonise et l’intègre dans son psaume 18, (celui-là même qui commence par l’air du marchand de bœufs qui plaisait tant à Hector Berlioz, comme nous l’avons vu dans un article précédent). C’est le verset 8. Les paroles n’ont plus rien à voir avec le poème d’ibn Gabirol ; il s’agit ici de célébrer la loi divine « O immacolata, e pura, santa, divina legge ! » (O loi divine immaculée, pure et sainte).

Après l’intonation, la mélodie est d’abord introduite au violoncelle solo, puis chantée par la voix d’alto (l’arrangement du XIXe siècle est quant à lui destiné à un ténor) avec un contre chant au violoncelle, avant d’être reprise sous différentes combinaisons par les trois voix (alto, ténor et basse).


Je ne connais pas de version satisfaisante de ce verset dans sa forme originale.

Par curiosité, voici comment on l’interprétait en 1960 (avec accompagnement de grand orchestre, et surtout bien lent, puisque c’est « religieux »… ne vous sentez pas obligé(e) d’écouter jusqu’au bout) :

Un arrangement de 2004 pour voix seule, plus fidèle à l’esprit de l’œuvre, sinon à sa lettre (le violoncelle remplaçant par moments la voix de ténor) :

Marcello utilise un violoncelle soliste de manière plus extensive dans un autre de ses psaumes, le n° XV, pour alto :



Le premier verset est un chant d’imploration : « Signor, dall’empia gente che mi assai d’ogni intorno, deh pietoso mi salva » (Seigneur, de la foule impie qui m’assaille de tous côtés, par pitié sauve-moi).

Comment comprendre l’indication « lento » placée par Marcello au début de cet air ?



Le texte ne respire certes pas une joie exubérante, mais il n’est pas désespéré : dans la suite est affirmée la confiance du psalmiste : « en toi seul repose tout mon espoir ».

Par ailleurs nous sommes à 3/8, ce qui implique un mouvement lent à la mesure, et non à la croche.

Je vous propose ce premier verset dans trois versions, parues en 1960, 1992 et 2018 (la version de 1992 comprend ici l’intégralité du psaume). Je vous suggère d’écouter le début de chaque interprétation, puis de faire votre choix pour aller plus loin :

1960

1992

2018

Entre 1954 et 1959, l’ethnomusicologue Leo Levi a collecté et enregistré des airs religieux juifs chantés dans les synagogues d’une vingtaine de villes italiennes. La tradition liturgique hébraïque est loin d’être uniforme, et un texte identique peut être interprété avec des variations plus ou moins importantes, y compris dans des rituels relevant de la même communauté d’origine (Ashkénazes ou Sépharades). Voici l’enregistrement de « Ma’oz Tzur yeshuati » (rocher puissant de ma délivrance), tel qu’il est traditionnellement chanté par les Ashkénazes de Vérone (l’air proprement dit commence après une introduction psalmodiée de quelques secondes) :

Le dernier verset du psaume XV de Marcello est précisément basé sur la même intonation hébraïque, telle qu’il l’a entendue dans la synagogue vénitienne des « Ebrei Tedeschi » (les Juifs germaniques, désignation vénitienne pour les Ashkénazes) :



On peut constater que c’est, à très peu de choses près, exactement le même air :

Le texte du verset mis en musique par Marcello respire la confiance et l’optimisme : « Della vita il retto calle tua clemenza insegno a me » (le droit chemin de la vie, ta clémence me l’a enseigné, afin que mon cœur exulte avec la plus grande allégresse…), d’où les indications presto puis allegro. Le violoncelle solo énonce d’abord l’air harmonisé qui sera ensuite repris par la voix ; après une brève transition, voix et violoncelle forment avec la basse un petit mouvement de sonate en trio :

L’enregistrement de Vérone authentifie donc la transcription publiée deux siècles plus tôt, en 1724, par Marcello. Dans l’ensemble des cinquante psaumes de l’Estro poetico-armonico, on trouve dix « intonations hébraïques », qui constituent ainsi le premier témoignage musical d’envergure sur le chant liturgique traditionnel dans les synagogues au début du XVIIIe siècle (je mets à part les transcriptions harmonisées publiées par Reuchlin en 1518, reprises et développées par Imbonati en 1693, qui concernent le rythme et la prosodie des récitations psalmodiées de la Torah).


La démarche de Benedetto Marcello restera longtemps unique dans l’histoire de la musique occidentale ; elle témoigne de sa profonde curiosité intellectuelle et de sa liberté à l’égard des forts préjugés ségrégationnistes de son époque.


Sur les synagogues de Venise, on pourra écouter les explications de l’historienne Donatela Calabi :




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