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Suite à mon précédent article, l’avocat de « Jésus, que ma joie demeure » m’a fait part, en termes peu amènes, du mécontentement de son client :
Je ne me laisserai certes pas intimider, mais je vous dois quand même un avertissement préalable. Cet article se terminait sur une question : que penser de la dernière interprétation proposée, présentée comme la meilleure de toutes par un contributeur de YouTube ? Chère lectrice, cher lecteur, autant vous prévenir tout de suite pour vous éviter une souffrance inutile, et l’éventuel recours (coûteux) à un homme de loi : si vous avez aimé cette version, si vous trouvez, sinon qu’elle est la meilleure, du moins qu’elle correspond peu ou prou à votre attente, n’allez pas plus loin. Je m’en voudrais de gâcher votre journée ou votre soirée. Je reprends ce que j’ai écrit dans un billet précédent (à propos du largo) : « selon l’adage bien connu, de gustibus et coloribus non disputandum, on ne discute pas des goûts et des couleurs ; ce n’est pas qu’il soit interdit d’en parler : le verbe latin dit précisément qu’on ne doit pas « avoir de discussion argumentée » à ce sujet. Pourquoi ? Parce que ça ne sert à rien. Il y a dans l’appréciation esthétique une part irrationnelle liée à la sensibilité, irréductible à la logique argumentative. » Je vais donc une fois encore passer outre, et tenter d’expliquer, le plus clairement et le plus précisément possible, pourquoi je n’aime pas cette version et celles qui lui sont apparentées, en quoi elles relèvent selon moi d’un contresens (qui a cependant dans le monde anglo-saxon des circonstances atténuantes, comme on le verra) sur la signification profonde de cette musique. Cet air est clairement défini comme un « choral » intégré dans une « cantate ». Pour le choral, on peut se référer au bon article de l’encyclopédie Wikipédia : https://fr.wikipedia.org/wiki/Choral La cantate religieuse allemande est très bien présentée dans l’encyclopédie Imago Mundi (à la fin de l'article) : http://www.cosmovisions.com/musiCantate.htm L’important est de savoir que le choral est un élément essentiel de l’office luthérien, dans lequel il est présent sous des formes diverses : cantique chanté par l’assemblée, pièce d’orgue, thème utilisé dans la cantate du jour. Bach n’invente pas les mélodies de choral : il les prend dans un fonds traditionnel (connu de tous les auditeurs), les harmonise et les habille éventuellement d’un accompagnement orchestral. C’est très exactement ce qu’il fait dans la cantate 147, divisée en deux parties (l’une jouée avant le sermon, l’autre après) dont chacune se termine par cet air de choral : la même musique, mais avec des paroles différentes. La mélodie utilisée par Bach dans la cantate 147 (exécutée en 1723, puis en 1729 à Leipzig) a été publiée en 1642 par Johann Schop, avec des paroles de Johann Rist : Werde munter, mein Gemüte (éveille-toi, mon âme - ou bien sois allègre, mon âme). En voici la partition originale, suivie d’une illustration sonore (noter la mesure à C barré : la pulsation est à la blanche) :
Elle est passée par la suite dans le corpus traditionnel des chorals luthériens, sous une forme rythmiquement simplifiée, et a été maintes fois utilisée par nombre de musiciens, dont Johann Pachelbel (qui n’a pas composé que son célèbre « canon »), et Bach lui-même, sous diverses formes. Choral et variations de Pachelbel (une version au piano, pour montrer qu'on n'est pas sectaire...) : Bach choral BWV 360 : La particularité de la cantate 147, c’est un changement de mesure : l’air original est en rythme binaire, à 2 (ou 4) temps. Bach lui donne ici un rythme ternaire, à trois temps. Ce n’est pas en soi une innovation extraordinaire, et d’autres chorals sont connus dans les deux versions. Le passage à un rythme ternaire induit normalement le sentiment d'une certaine vitesse, ainsi qu'un rythme plus « balancé ». C’est par exemple ce qu’indique Alexander Malcolm dans son Treatise of Musick paru en 1721 (à la page 402) :
« Le genre de mesure influence le tempo indiqué par ces mots [les indications placées en tête du morceau], de sorte que nous admettons généralement que les mouvements de même nom, comme adagio ou allegro, etc., sont plus rapides en ternaire qu’en binaire. » Même si la pulsation reste identique, la mesure ternaire compte trois temps quand la mesure binaire n'en a que deux, d'où cette impression qu'elle va plus vite. Note pour les techniciens : pratiquement, passer de binaire en ternaire revient à garder la même pulsation de base : la blanche pointée remplace la blanche comme unité. La pulsation se fait alors à la mesure. Pour les néophytes : en binaire on compte « un-deux / un-deux » ; en ternaire on compte « un-deux-trois / un-deux-trois ». La pulsation est sur le nombre « un ». Exemple de passage de binaire en ternaire avec la même pulsation (vous remarquerez que le rythme du « un », joué par le coup de timbale grave, ne change pas) :
Pour tout le monde : voici le choral Nun lob, mein Seel, den Herren (Mon âme, loue maintenant le Seigneur) en rythme ternaire, chanté au cours d’un office dans une église luthérienne du quartier de Charlottenbourg à Berlin (c’est long, vous pouvez couper une fois que vous aurez repéré le rythme ternaire…) : Et pour montrer que cette interprétation n’est pas une exception locale, le même chant dans une église de Neulussheim (à 650 km de Berlin - avec une belle introduction à l’orgue) : Mon métronome me dit que ce choral est dans les deux cas chanté à environ 40 à la blanche pointée (à la mesure). Avez-vous l’impression que ça va trop vite ? Bach a utilisé plusieurs fois ce choral dans sa version binaire, comme ici : Que dit le métronome ? Environ 38 à la blanche. On va retrouver ce choral en version ternaire, « habillé » par Bach dans la cantate 51, avec la même pulsation d’environ 38 à la mesure (blanche pointée) : Le tempo de la pratique liturgique « réelle » dans les églises luthériennes et celui de ces interprétations récentes sont donc globalement identiques. Ce n’est pas le cas, vous le constaterez, dans cette version de 1957 : Mais Bach, c’est bien connu, compositeur sérieux, doit être joué sérieusement par les vrais musiciens sérieux, même quand il chante avec joie les louanges de Dieu, et même si à l’église du coin on va plus vite… Et nous revenions à notre « Jésus, que ma joie demeure » de la cantate 147 ? Pas plus pour ce choral que pour les autres parties de ses cantates, Bach n’a donné d’indication de mouvement : il n’en n’avait pas besoin, puisque les partitions manuscrites qui nous sont parvenues n’étaient pas destinées à être publiées. C’est lui qui dirigeait ses chanteurs et son orchestre. De surcroît, s’agissant des chorals, tout le monde les connaissait et savait donc comment les interpréter. Transposons ce que nous venons de voir à propos du choral Nun lob, mein Seel, den Herren à notre cantate 147 (et notons que les textes choisis ici par Bach - j’y reviendrai - parlent explicitement de bonheur et de joie, ce qui suppose a priori un tempo pas trop lent). Voici la mélodie (je rappelle qu'il s'agit au départ du choral Werde munter, mein Gemüte) en rythme binaire, puis avec le rythme ternaire correspondant, celui choisi par Bach. Je garde la pulsation de base des chorals entendus précédemment (autour de 40) :
Jusque là rien de scandaleux, me semble-t-il. J’aurais même tendance personnellement à vouloir aller plus vite : cette joie me paraît ici bien tranquille. Mais gardons notre calme et ce tempo. L’affaire se corse si nous décidons de l’appliquer à l’ensemble. Car cette pièce est composée de deux éléments : elle débute par la ritournelle orchestrale bien connue, qui introduit le choral, avant de se superposer à lui. Tout ceci doit évidemment être joué à la même vitesse. Qui doit alors décider du tempo ? La ritournelle ou le choral ? Osons une comparaison hélas tristement familière, au moins pour certains d’entre nous : quand j’achète un vêtement, est-ce lui qui décide de la taille ou suis-je obligé de prendre en compte ma propre corpulence ? Le principe de réalité nous dicte la réponse... Si donc nous décidons logiquement que le tempo du choral est déterminant, voici ce que ça donne pour la ritournelle instrumentale « d’habillage » et le choral subséquent :
Surprenant ? Choquant ? Trop vite ? Je vous laisse méditer sur la relativité de toutes choses et les effets pervers de l’habitude, et vous donne rendez-vous prochainement pour la fin de cette petite exploration… Note : C’est intentionnellement que j’ai multiplié les exemples de chorals, de façon à vous « mettre dans l’ambiance » de ce type de musique, pas forcément bien connu chez nous, et à vous permettre ainsi de les comparer aussi objectivement que possible avec les interprétations habituelles de « Jésus, que ma joie demeure ». |
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