François Picard

Le 23 nov 2020

La véritable histoire du Largo de Haendel - coda (la fin, quoi...)

Dernière mise à jour: 17 jui 2021




Il y a quelques années, j’ai acheté un disque (paru en 2010) de la soprano Simone Kermes, qui présentait des airs, la plupart inédits, extraits d’opéras baroques.

Surprise : la plage 2 du CD contient (avec l’indication « premier enregistrement mondial ») un récitatif et un air de l’opéra Xerse « Frondi tenere » et « Ombra mai fu » (vous vous dites bien sûr que vous connaissez…), sauf que le compositeur en est un certain Giuseppe Bononcini. Une erreur paraissant peu probable, le mieux est d’écouter tout de suite.





Pas de doute, on n’est pas très loin de Haendel : les paroles sont exactement les mêmes, et la musique, sans être identique, présente quand même un petit air de famille.

Renseignements pris, Bononcini a effectivement composé un opéra intitulé Xerse, qui a été représenté à Rome en 1694. Haendel avait à l’époque 9 ans. S’il y a eu copie, ou du moins inspiration, elle ne peut avoir eu lieu que dans un sens.

En fait Bononcini (1670-1747) et Haendel (1685-1759) se sont côtoyés à Londres entre 1720 et 1733. Ils ont été tantôt associés, tantôt concurrents, dans le monde de l’opéra de style italien qui faisait fureur à ce moment-là.


En 1737-1738 (Bononcini n’est plus à Londres), Haendel est pris à la gorge par les soucis financiers. Ses productions n’ayant pas le succès escompté, et ne tenant pas longtemps l’affiche, il doit enchaîner les projets et composer à toute vitesse. Il écrit Xerxes (Serse) entre le 26 décembre 1737 et le 14 février 1738, tout en assurant les représentations d’un autre opéra.

Pour ce faire, il va utiliser habilement l’œuvre de Bononcini. Comment a-t-il pu se la procurer, puisque, on l’a déjà dit, les opéras n’étaient pas publiés, et que celui-ci avait été représenté à Rome plus de 40 ans auparavant ?

Tout simplement parce que le manuscrit était à Londres (il est maintenant conservé à la British Library), ayant vraisemblablement été apporté en 1707 par un aristocrate anglais, John Blathwayt, qui en avait fait faire une copie lors d’un voyage à Rome.

Pressé par le temps, Haendel décide de réutiliser le livret, en y apportant d’infimes modifications, et pique çà et là des idées musicales.


Pour ce premier air, « Ombra mai fu », comment procède-t-il ? Une petite analyse va nous éclairer. Je me limite à l’examen de deux motifs, présentés comme suit :

Bononcini : élément A enchaîné à l’élément B.

Haendel : élément A première occurrence. Il le réutilise plus tard avec une première note moins longue.

Haendel simplifié : note initiale raccourcie, suppression de l’ornement.

Haendel : transposition en sib pour comparaison.

Haendel et Bononcini dans la même tonalité ; une note différente signalée par une petite flèche.

Vous pouvez entendre tout ceci :




Évidemment, Haendel ne copie pas servilement, et son invention mélodique reste magnifique (en particulier avec cette longue note initiale tenue au-dessus du mouvement de l’orchestre).

Mais enfin on pourrait dire qu’il y a eu une vie du « Largo de Haendel » bien avant 1738…


Il y en a même une avant 1694, date du Xerse de Bononcini, puisque sur un livret similaire, Francesco Cavalli avait composé lui aussi un Xerse, joué à Venise en janvier 1654. Le premier air est sans surprise lui aussi un « Ombra mai fu » dont voici le début dans le manuscrit :





La ligne mélodique est très différente, mais la structure rythmique est la même que celle des versions postérieures, comme on peut le voir ici (j’ai superposé les trois débuts, en simplifiant ici aussi la version de Haendel) ; ceux qui ne lisent pas la musique pourront quand même écouter le son, dans lequel j’ai fait entendre le rythme indépendamment des hauteurs de notes :





Faut-il conclure ? Nous avons la chance aujourd’hui de pouvoir écouter ces airs dans différentes versions. L’essentiel, à mon avis, est de ne pas en rester à la soupe assez indigeste qui nous est souvent servie sous le titre « Le célèbre Largo de Haendel ».


Reste un point à éclaircir, et sur lequel je m’interroge encore : comment Josef Hellmesberger, le créateur de l’arrangement qui a propulsé le Largo au rang de succès, a-t-il eu connaissance de l’air ? Le manuscrit était à Londres, la première édition de l’opéra date de 1884, et il a publié son propre arrangement en 1876.

Je n’ai trouvé aucune trace de l’air « Ombra mai fu » avant cette date.

Si vous avez une hypothèse…






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